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Jean-Marie Straub, Danièle Huillet

C’est son apparence qui vous a retenue ?

 

JMS : Quand on prend un acteur, c’est toujours que pour une raison ou pour une autre, on tombe amoureux de lui.

Cette vieille qu’on avait rencontrée dans un ascenseur où elle maugréait chaque fois qu’il tombait en panne et deux heures après on lui a proposé, mais auparavant on avait fait un petit voyage au Berliner Ensemble. On s’était mis dans la tête que pour cette vieille-là, il valait mieux une actrice parce qu’elle raconte le passé en récitant, il y a un côté “Quarante siècles nous contemplent” ou “les siècles qui défilent” de Pierrot le fou… Là ce ne sont pas les siècles, c’est la crise économique et l’arrivée… de ceux qu’on a fait venir pour résoudre la crise.

Comme on avait vu plusieurs fois la Weigel sur les planches du Berliner Ensemble pour trois-quatre pièces de Brecht, elle nous plaisait bien en tant que bonne femme et en tant qu’actrice, alors on est allé la trouver. Un an avant de faire le film. Elle a lu ça et tout à coup elle nous a dit : « Pourquoi vous voulez absolument une actrice pour ce personnage-là ? Au cinéma tous les acteurs sont mauvais ! Prenez donc un non-professionnel… » Alors on a dit : « Merci bien ».

Tu vois qu’au point de départ, il fallait qu’on rencontre un monstre sacré de ce genre pour nous entendre dire qu’au cinéma tous les acteurs sont mauvais et on ne s’attendait pas à ça d’elle. C’est certainement pas la Libgart Schwarz qui nous aurait dit une chose pareille, ni Peter Stein. Ça prouve que celle-là elle avait quand même ses expériences personnelles et n’avait pas vécu en vain avec Brecht et travaillé avec lui. On s’attendait à tout avec elle, sauf à ça. D’ailleurs au bout de dix minutes on la trouvait trop jeune…

Les gens c’est pas les films qu’ils voient, ni la réalité ou la matière du film, c’est toujours des projections, en tout cas ces gens-là ; c’est très difficile de voir seulement ce qui est sur l’écran, ce qu’on entend et ce qu’on voit. Moi il m’a fallu vingt ans et même maintenant des fois en voyant un film que je n’avais pas vu depuis vingt ans je m’aperçois que je ne l’avais pas vu. Alors ils voient l’Angela Nugara dans Sicilia!, ils trouvent ça bien, « Oh! oh! elle respire avec son ventre… et puis comme c’est une mère, très bien, très bien !… » Mais la même femme dans l’autre film [Operai, contadini], ils ne la trouvent plus bien du tout, alors qu’au niveau technique, elle a fait un joli petit pas en avant. Elle avait réfléchi sans qu’on lui fasse des discours, elle avait réfléchi pendant deux ans entre les deux…On n’a pas eu besoin de se quereller, ça s’est fait comme ça et on sent un progrès, disons artisanal, de sa part. Mais ça personne ne le remarque, ça ne les intéresse pas. Et même Vittorio, parce qu’il n’a plus de bicyclette et qu’il ne pédale plus, c’est pareil, ça ne les intéresse pas.