Avec Böll c’est un peu différent, comme avec Brecht : on a fait une construction qui n’a plus rien à voir avec le roman de Brecht mais chaque mot est de lui et on a gardé ce qui nous a paru le plus dense au niveau de l’analyse économique et le plus fort littérairement.
Ce qui nous intéresse ce n’est pas de faire concurrence à la littérature, c’est de faire passer la littérature de l’autre côté, c’est-à-dire de passer de Gutenberg à ce qui se passait au temps où il n’y avait pas d’imprimerie, il n’y avait pas de télé, où les gens se réunissaient le soir et se racontaient des histoires au coin du feu. Disons de passer d’une civilisation écrite à la culture orale qui est complètement refoulée.
Walter Benjamin a consacré un texte qu’il appelle “le narrateur” (Der Erzähler] (qu’il a traduit lui-même en français) où il oppose le récit oral au roman sur le plan de l’échange d’expérience., du collectif et de la solitude.
JMS : Ah! bon, tu le connais mieux que moi celui-là. Mais il est certain que l’écrivain est condamné à être un individu dans la société où l’on vit, la capitaliste, et pas seulement elle. Dans cette autre tentative de l’autre côté du mur, la société des démocraties dites populaires étaient malgré tout une société où l’artiste était condamné à être un individu même s’il rêvait de ne pas en être un. S’il n’était pas un individu, il ne pouvait être un artiste. D’ailleurs cette même société condamnait Lénine à être de plus en plus un individu, c’est ce qu’il dit quand il dit que son travail politique ne lui permet pas d’écouter de la musique. Dans le monde où on vit, l’être humain étant limité, le monde étant tel qu’il est, on ne peut pas faire trois choses à la fois, ni même deux. On est condamné. C’est ce que disait Schönberg — ça n’est pas très différent — quand il disait à Eisler « Au lieu de faire tant de politique, tu ferais mieux de te concentrer sur ton travail ». C’est une provocation un peu… poujadiste, mais c’est un fait, on ne peut pas à la fois faire de la politique et fabriquer des objets qu’on appelle des objets esthétiques ou des œuvres d’art ou des films.
DH : Par contre on peut laisser mûrir les choses. Tu parlais des circonstances tout à l’heure. Quand on est comme on l’a été et on l’est encore, obsédé par les massacres et les guerres de paysans et qu’un beau jour on fait Trop tôt/Trop tard, c’est justement parce que ça réapparaît d’une certaine façon quand ça a trouvé sa forme.
JMS : Sa forme selon les hasards d’une rencontre triple : premier voyage en Egypte pour Moïse et Aaron, deuxième voyage en Egypte, puis retour en Italie et découverte d’un livre de deux individus qui avaient passé un an dans un camp de concentration de Nasser…