fermer le pop-up
Jean-Marie Straub, Danièle Huillet

Dans votre rapport aux textes on observe plusieurs démarches : les uns sont repris intégralement, d’autres mis en pièces, cela relève-t-il d’une “lecture politique”…

 

JMS : Corneille : c’est la pièce, je n’ai changé qu’un seul mot. Pavese : c’est six dialogues sur beaucoup plus. Ensuite la deuxième partie, c’est seulement une strate du roman. Le dernier film : c’est trente-neuf pages de quatre cents, ou Leçons d’histoire : c’est une trentaine de pages de trois cents, etc. C’est chaque fois différent, mais chaque fois l’idée est toujours de ne pas prendre de textes descriptifs. Au fond, j’ai toujours détesté la littérature ! Le type qui prend un roman de Balzac ou même de Kafka et se met à illustrer ce qu’ils décrivent, son film est perdu d’avance. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas ce que l’écrivain voit : on ne peut pas illustrer ce qu’il voit, ça ne fait que bloquer l’imagination, et on ne peut pas savoir ce qu’il voit. Ce qu’il voyait c’est dans les mots, ça ne peut pas passer dans les images. Le cinéma n’est pas descriptif — c’est ce qu’a fait Orson Welles d’ailleurs… Ce qui nous intéresse, ce sont des textes qui seront incarnés dans des êtres vivants, des dialogues, pas le plot. Ce qui intéresse les productions commerciales, c’est d’acheter un plot. Ensuite on ne retrouve pas un seul mot de l’écrivain dans le film mais on a acheté un “plot” très cher ! Nous on prend des mots et on les garde tels quels. Dans le Kafka on a gardé presque tous les dialogues, à 90% peut-être même plus, du premier chapitre, le seul qu’il avait publié, et pour tous les chapitres suivants, il n’y a parfois que trois ou quatre dialogues étant donné qu’il avait été trahi par son ami Max Brod qui lui avait promis de détruire ça… A part le premier chapitre — “Le Chauffeur” —, le reste Kafka considérait que ce n’était pas fini et d’ailleurs ce n’est pas fini, cela se sent très bien. Ce n’est pas par hasard que j’ai presque tout gardé du premier chapitre et que, dans les autres, j’ai gardé très peu en essayant de voir avec prudence et beaucoup de temps, ce qui résistait et qu’il aurait certainement gardé. On peut se tromper ; ça c’est mon côté “censure stalinienne”, mais je suis assez sûr. Modestement…

Dans la lettre à Kandinsky, on a censuré plusieurs petits paragraphes ou phrases entières de Schönberg, là où chaque fois il y a un noir. Mais ce qui nous intéresse ce sont les mots des écrivains. D’Empedokles, on a pratiquement tout gardé à part la dernière scène parce que celle-là c’est à peine un brouillon. Mais ces textes-là ne nous intéressent pas en tant que littérature, si c’était le cas on aurait tout lu, or je suis loin d’avoir lu tout Corneille, tout Kafka, tout Hölderlin, tout Böll…