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Jean-Marie Straub, Danièle Huillet

La morale évoquée au début, définissait-elle une position individuelle ?

 

JMS : Non, je voulais tout simplement dire que l’on vit dans un monde où on est en train d’évacuer la morale et de faire régner le cynisme. Le cynisme s’affiche sur les murs, les slogans, les publicités on pourrait même aller plus loin et parler de liquidation de la moralité publique.

La morale c’est aussi savoir que la délation est une chose horrible. Or le gouvernement italien a promulgué une loi encourageant la délation. Ça a eu pour résultat que Craxi, Andreotti, plusieurs fois par mois, sont allés trouver le Juge d’Instruction pour lui dire : « Attendez ! je vais encore dénoncer un autre petit copain de mon parti… » C’était fait soi-disant contre les Brigades Rouges et même certains des Brigades Rouges sont allés dénoncer des gens parce que la loi prévoyait qu’ensuite ils bénéficieraient de circonstances atténuantes ; on leur faisait miroiter qu’on les traiterait avec plus de douceur. On a fait la même chose avec la mafia et tous les mafiosi ont dénoncé à tour de bras et le seul qui n’ait pas dénoncé, c’est un vieux, le plus vieux de tous les mafiosi qui est en prison à New York depuis quarante ans ou presque. On est allé le trouver et on lui a dit : « Alors ? qu’est-ce que vous nous dites, vous nous donnez des noms ? » Et lui : « Des noms ? je n’en donnerai pas un seul. Je suis là ; je purge ma peine, vous n’aurez pas un nom de moi… »

Voilà un type qui avait encore le sens de la morale.

Un gouvernement qui promulgue une telle loi est une école de cynisme : il contribue à la démoralisation de la nation. Quand d’Alema (à la section du PC de Pise où était également notre Angela qui vendait l’Unità le dimanche matin — « A vot’ bon cœur M’sieu Dames » —, et qu’elle rapportait l’argent, le secrétaire, c’était d’Alema), alors, quand d’Alema, il n’y a pas si longtemps, après quelques semaines de guerre contre Milosevic, a fait une déclaration reproduite à la une du Messagero di Roma, sur toute la largeur de la première page : « Usciremo più forti di questa guerra ! » [Nous sortirons plus forts de cette guerre], c’est ce que j’appelle de la démoralisation publique.

C’est une remarque d’un cynisme vertigineux et d’une bêtise insondable… En plus il devrait savoir qu’aucun vainqueur n’est jamais sorti plus fort d’une victoire ! Il n’y a qu’à voir les Vietnamiens. Et dire ça quand on a participé comme des laquais à la guerre du Golfe et qu’on participe à la guerre contre Milosevic, c’est ça l’absence de morale.

Quant à la morale économique, elle est encore plus cynique, la morale de la “New Economy”, c’est la morale, tout simplement, du supermarché.