Ce n’est pas le communisme tel qu’on l’a saccagé. Empédocle dit : il faudra ne renoncer à rien sous prétexte d’avoir quelque chose. Il faudra ne rien sacrifier sous prétexte du progrès. Oh terre mon berceau. Voilà. Et ça, c’est énorme. Et c’est une utopie communiste, la seule chose qui pourrait encore sauver la planète et les enfants de la terre, d’autant plus que depuis Hölderlin la menace s’est précisée et que ça se précipite… »43 Ils ajoutent pourtant qu’il ne peut y avoir de lutte des classes sans tendresse. Il s’agit de la lutte et de la tendresse d’une longue patience chargée de violence, sans modèle ni copie – « sacrifiez vos vénérations ! ». Elle ne fait plus rimer le temps.
Dans le plan final de Noir péché qui empoigne la troisième version inachevée de La Mort d’Empédocle, tombé pour la révolution avortée, Agrigente et Souabe, les Straubs rendent à l’image le rythme de la parataxe chronique d’Hölderlin : la répétition de l’avant – « nous nouâmes de fermes libres liens… et je voudrais penser encore au temps passé, aux amis de ma jeunesse encore… » –, la césure de l’action irrévocable du présent – Empédocle, se précipitant dans le volcan –, la répétition de l’après, l’informel excessif (Unförmliche) qui emporte le passé comme condition et le présent, un agent destiné à s’effacer. Une femme est assise par terre là où se tenait Empédocle : c’est le silence, et la musique grave ma non troppo du quatuor 135 de Beethoven – « la décision difficile » –, et le grondement dans le cratère de l’Etna : « Nouveau Monde (…) / Ô quand, quand s’ouvrira-t-elle / l’onde au-dessus de l’aridité » scande Danièle Huillet, les mains sur le sol, après la pluie. La tragédie aristocratique du pêché d’orgueil d’Achab/Empédocle qui se voulait l’égal des dieux, méprisant la servitude haineuse des hommes jusqu’à sombrer dans le grand dégoût, n’y est plus. Ce qui persiste c’est le drame au-delà du tragique, une folle inquiétude joyeuse où l’on ne meurt que par amour, dans la transparence d’un secret qui n’a plus rien à cacher. Cesare Pavese écrit : « Je suis trop heureux… Cette profonde joie qui est tienne, cette ardente satiété, est faite de choses que tu n’as pas calculées. Elle t’est donnée… l’amour est vraiment la grande affirmation… Et pourtant la volonté de mourir, de disparaître en lui, est toujours liée à lui : peut-être parce qu’il est si violemment vie que si l’on disparaissait en lui, la vie serait encore plus affirmée ? »44. Car lorsqu’on se perd hors de soi, la mort également se perd en elle-même, en laissant surgir la vie la plus singulière d’un nouvel homme, le plébéien exilé citoyen du monde, la métamorphose de l’éternel retour. C’est pourquoi l’Empédocle-Hölderlin-Pavese des Straubs, est un Actéon parmi la multitude qui vient, là-haut aussi, à ras de la clairière désolée du Mont Pisano.