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Giorgio Passerone

La durée incommensurable d’une rencontre : « Ainsi Actéon, avec ses pensers, ces chiens qui cherchaient en dehors de lui le bien, la sagesse, la beauté, la bête sauvage, l’atteignit par ce moyen et, une fois en sa présence, ravi hors de lui par tant de beauté, devint lui même proie, se vit converti en ce qu’il pourchassait »30; il devient de chasseur gibier, cerf, il ne voit plus Diane « par des pertuis, par des fenêtres, mais toutemuraille renversée, il est tout œil » et tout cœur, tout entendement et tout volonté, les uns et les autres, par leur tension inhérente, étant dessaisis en eux-mêmes. Actéon tout un avec l’horizon – la nature.

Il est vrai que Bruno ne croyait pas à la réalité de l’individuation par heccéité, la singularisation ultime (« actualitas ultimissima formae ») de la nature commune selon Duns Scot. Il s’en prenait à la réalité de sa différence formelle : d’un côté celle-ci s’assimilait à la vertigineuse idée non analogique de l’être commun (anti-thomisme), mais de l’autre elle conjurait, « par sa réalité » le risque panthéiste de penser sur un même plan, l’être et les étants, Dieu et le monde. La nature commune scotiste ne pouvait dès lors qu’êtrepensée comme neutre, indifférente, avant ses déterminations, fussent-elles les « ultimes ». C’est pourquoi Bruno accuse le logicisme abstrait du concept d’heccéité, en insistant sur la prétendue « réalité » de sa « forme »31, lui qui refuse l’idée même d’une pluralité de formes substantielles au nom de laréalité sensible, de l’évidence de la philosophie naturelle, l’implication-complication de l’un-tout, sans avant ni après. Il n’y a que la transformation incessante de la matière qui naît et disparaît, disparaît et renaît sous nos yeux, si bien que toute individuation ne sera plus que la contraction de la vicissitude de la nature commune, « sa désagglomération » en devenir elle-même. Mais comment appeler « la désagglomération »32 non subjective d’Actéon/Bruno qui se métamorphose en cerf, et en nature, qu’est-ce que cette différence modale irréductiblement singulière de tout l’être, dans tout l’être, sinon la réalité d’une heccéité, d’une différence « formelle » de passage, d’une matière en acte arrachée à sa « logique » substantielle ? C’est ce que Duns Scot déjà, par son désir de l’univocité absolument infinie de l’être avait suggéré, et ce que l’hérésie de Dante, à la même époque, avait réellement pratiqué, car la grandeur inhumaine de la Comédie est composée précisément par le « trasumanar » (trans-humaniser) de la multitude de ces heccéités-là, damnés et sauvés33.