Il atteint là cet autre néant de volonté d’une vie et d’une oeuvre où la mort retournée est voulue contre toutes les morts, et la transmutation d’une sorte de saut sur place qui « suit les lois d’une obscure conformité ‘humoristique’ :l’Amor fati ne faisant qu’un avec le combat des hommes libres. Car il y a dans tout événement mon malheur, mais aussi une splendeur et un éclat (on) qui sèche le malheur et qui fait que voulu, l’événement s’effectue sur sa pointe la plus resserrée, au tranchant de cette opération… On ne peut rien dire de plus… Devenir le fils de ses propres événements, et non pas de ses œuvres, car l’œuvre n’est elle-même produite que par le fils de l’événement » (heccéité)49.
J.M-S. s’embarque et remonte le cours de la Loire, tourne des longs travellings en avant en longeant l’île du Coton, le son crû en prise directe du moteur, le noir et blanc du défilé hivernal des arbres – une métamorphose inhumaine de lignes japonaises. Puis la voix de Jean Bricard, par saccades sèches, se souvient de ses jours de jeunesse, quand il n’y avait pas de chômage – la chasse, le bistrot, la hutte sur cet îlot de la résistance ; on voit une plaque à l’envers sur le rivage (« ça c’est au moment où mon oncle a été fusillé. C’était autour du 13 août 1944 »), une tête nue imposante de frêne, les désastres de la pollution à fleur d’eau : « On aurait pu aller voir là où les îles sont en train de disparaître, ça c’est une calamité ». Mais L’itinéraire de Jean Bricard, lui, ne disparaît pas. La beauté sidérale de ce bloc d’enfance, la texture granuleuse, le percept gazeux de la vision, au-delà même du solide et du liquide, font renaître le natal résistant d’une mort-pour-la vie déterritorialisée50. Oui, les Straubs continuent à guetter, à suivre et à matérialiser les libérations à venir du « saut du tigre » dans le passé, auquel ils ne cessent d’en appeler. La répétition du temps saturé d’‘à présent’, le suspens à l’arrêt, éternellement, devient et bondit hors et contre les désespoirs de notre histoire. Un saut de tigre, une ligne de sorcière…51
Ce texte fait partie d'un livre en préparation: "Italie erewhon. Le cinéma des Straubs, une constellation à la lettre".