Ces deux films, réalisés par Jean-Marie Straub après la disparition de Danièle Huillet, l’un auquel elle avait travaillé, Itinéraire de Jean Bricard, projet remontant à plusieurs années, l’autre marquant un retour de Straub seul à l’un des Dialoghi con Leuco de Pavese qui avait déjà donné lieu à un premier film en 1979 (Dalla Nube alla resistenza) et un second en 2006, Quei loro incontri (Ces rencontres avec eux), ces deux films sont deux hommages tour à tour vibrants, déchirants à la disparue. Tous deux appartiennent à un sublime, ici violent, chaotique, celui d’une nature hivernale, et là douloureux et élégiaque à la fois au sein d’une nature luxuriante, frémissante. Ce qui n’étonne pas de la part de cinéastes qui ont longuement fréquenté l’œuvre de Hölderlin. « Qualcuno ti è morto ? » (As-tu quelqu’un de mort ?) demande l’Etranger à Endimion qui répond qu’il « n'est plus parmi les mortels » depuis sa rencontre avec une déesse. Dans la légende qu’a reprise Pavese, le berger Endimion est approché, sur le mont Latmos, par la farouche Artémis (ou Diane), tombée amoureuse de lui. On connaît l’interdit du regard sur celle qui transforma Actéon en cerf, pour l’avoir transgressé (Klossowski en fit le sujet de dessins et récits). Ici le berger feint le sommeil pour se laisser embrasser par la sauvage Artémis « en sa courte tunique », elle dont nul « n'a touché le genou ». Et depuis ce moment il attend chaque nuit le retour de la sauvage, la maigre, la tigresse et ne vit qu’en cette attente. Ce dialogue de deux personnages immobiles dans une nature somptueuse et déchaînée, développe une rare force érotique que l’inaccessible – en tout cas invisible – déesse qui en est l’objet démultiplie. L’ouverture de ce film, comme à l’opéra, se fait dans le noir où s'élève la voix de Kathleen Ferrier chantant « Der Abschied » (l’Adieu) du « Chant de la terre » de Mahler. Sa fin est à nouveau dans le noir où retentit un choral de Heinrich Schutz, après qu’on eut découvert dans la forêt les tombes de partisans assassinés pendant la guerre.
L’Itinéraire de Jean Bricard est un trajet sur la Loire, dans une barque à moteur dont le bruit est exaspéré, une Loire d’hiver, « crépusculaire » (quoique filmée à l’aube) le long d’une île où l’on n’accostera pas, plantée d’arbres noirs, nus, progressivement rongé par la « lèpre » du gui. Ile des morts, fleuve de l’oubli : une embarcation où lentement montent des figures spectrales, la « neige » volatile de quelque pollution de la rivière. Sur les bords : des maisons vides, des ruines, des fûts d’arbres désolés et puis une croix, des croix dont une « de Lorraine », signalant qu’ici pendant la guerre des hommes – dont un prêtre –, furent fusillés par les Allemands. Ce trajet croise un itinéraire de vie, celui de Jean Bricard, dont Jean-Yves Petiteau, chercheur au CNRS, avait recueilli et publié le témoignage. Il en est ici lu des passages, parole incertaine soudain surgissante.